D'outre tombe

Je marche dans la vallée des ombres de la mort, mais je n'éprouve nulle crainte, car il n'y a pas de dieu pour tenter de m'en inspirer. Je me coule dans le flot des âmes avec une résignation sans faille, prête à abandonner les derniers vestiges d'une illusion d'identité. Là bas se trouve le fleuve, sur sa berge le passeur, et sur l'autre berge, au loin, la fin de tout où le début d'autre chose. Peu importe...
   Une sensation chaude et humide, rapeuse, me tire brutalement en arrière. Je lutte. Cette chaleur n'a pas sa place en ce lieu, ma route est tracée et je n'ai d'autre choix qu'avancer. Mais la chose incongrue insiste, me laboure énergiquement le visage dans une puanteur de charogne mal digérée.
   J'ouvre les yeux.
   Je voudrais hurler, mais mon larynx broyé s'y refuse. J'ai soudain conscience d'un corps qui n'est que brisure et souffrance. Dans le torrent de lumière crue qui agresse ma vue, je distingue le mufle d'un ours de bonne taille, et deux yeux inquiets derrière.
   "Mon bon Iceberg, il faut me laisser, tu vois pas que je suis morte? "
   L'ours proteste d'un gémissement plaintif, se colle à mon corps pour y diffuser sa chaleur, et reprend de plus belle son nettoyage facial.
   " Et en plus tu pues de la gueule..."

J'ai survécu. J'ignore comment, encore plus pourquoi. Au fil des jours et des saisons, les os brisés se sont ressoudés, les plaies ont cicatrisé, seule ma voix n'est pas revenue, filet âpre et douloureux qui résonne étrangement dans ma tête. J'ai grignoté passivement ce que m'apportait Iceberg, un peu de miel, un saumon cru, quelques larves ou un mulot aux reins broyés, tout a le même gout, ou la même absence. Je flotte encore entre deux mondes, ne sachant auquel j'appartiens vraiment.
   L'automne est bien avancé, les températures chutent, la nourriture se fait plus rare, et Iceberg montre des signes de nervosité. Son instinct lui dit qu'il ne fera pas bon hiverner ici. Je cède à ses sollicitations de départ, ébauche quelques pas vacillants. Mon arc lourd me sert de canne, de toute façon je serais incapable de le bander, à peine puis je le porter. L'ours m'attend patiemment, pointant son museau vers le sud. Je suis docilement, pas à pas, pourquoi pas le sud....

Hoelbrak. Evidemment. Où d'autre aurait il pu me ramener, à part là ou tout a commencé? Là où une jeune Norn, pétrie d'orgueuil et de suffisance,a dompté un jeune ourson, tissant sans le savoir le lien complexe et inaltérable qui la ramènerait un jour du royaume des morts.
   Je tente de ramener un peu d'ordre dans ma tenue, avant de pénétrer dans la ville. Vieux reste de coquetterie. Le résultat est a la hauteur de la motivation. Vêtements en haillons, tignasse emmêlée, croûtes de sang ,cernes noirs et profonds...J'ai déjà vu des morts vivants avec une meilleure mine. Enfin, je n'aurai pas mieux. Mes pas me conduisent naturellement vers la taverne. Je pousse la porte avec une boule d'angoisse qui me noue les entrailles. Retrouverai-je mes anciens frères d'armes, les rires tonitruants et le goût amer de la bière. Ou tout simplement le goût de vivre?

Je traverse la salle enfumée et bruyante, Iceberg sur mes talons. Je reconnais tout, et ne reconnais rien. Etrange sensation d'avoir usurpé la mémoire d'un défunt. Les visages me sont inconnus, les regards me traversent sans me voir, je ne suis qu'une ombre et ma place n'est plus dans ce lieu de vie. Je m'apprête à ressortir, à m'enfuir plutôt, quand une voix m'interpelle
 Sonja !
Oui, c'était bien le nom que l'on me donnait. Depuis combien de temps ne l'ai je plus entendu? Un vieil humain qui me tend la main. Sonja n'a jamais eu beaucoup d'estime pour cette race, qui parle avec sa tête et rarement avec son coeur, plus rarement encore avec ses tripes. En fait, Sonja avait surtout de l'estime pour elle-même, autant que je puisse me souvenir. Je reste paralysée devant cette main tendue, l'idée d'un contact me révulse, et les yeux anciens plantés dans les miens accroissent mon malaise. C'est le moment que choisit Iceberg pour me pousser sournoisement vers la chaise, sur laquelle je m'affale lourdement.
 Ton ours semble en pleine forme.
   Son visage m'est vaguement familier, quant à mettre un nom dessus...Je commande deux bières d'un geste de la main, la mémoire du corps...Il va me falloir dire quelque chose, je racle ma gorge douloureuse.
 Pour sur, son poil est plus brillant que le mien...Je reviens d'un long voyage...Je souris intérieurement devant l'énormité de la litote.Quelles sont les nouvelles?

   Je bois longuement, coude levé, tête en arrière.Je laisse le liquide ambré envahir ma bouche, saturer mes papilles, descendre dans l'oesophage pour inonder l'estomac. Par tous les dieux de Tyrie, je n'ai jamais rien bu d'aussi bon! Ma main droite n'a pas reposé la pinte éclusée que la gauche se lève, impérieuse, pour commander sa jumelle.
   La rouge!
Rayleight, bien sur, comment ai-je pu oublier? Une des premières Lames, notre doyen, semblable à ce qu'il était et pourtant différent. Je croise a nouveau son regard, je n'ai plus de crainte. Un nécromant qui me tend la main vers la vie. Curieux paradoxe. Suis je capable de la saisir? Une part de moi, sombre et glacée, me certifie que non, jamais. Mais une autre se réveille, dans mes entrailles, vague impétueuse et brûlante, prémices d'une rage qui emporte tout sur son passage, et qui m'a valu mon surnom. Et celle là hurle oui, mille fois oui!
   Je prend le temps de vider ma deuxième pinte, plus posément cette fois.Je savoure comme il se doit le début d'ivresse qui m'envahit peu à peu. Le temps des doutes est terminé.
   Et bien, compagnon, si les dragons sont de retour, il me semble malpoli de les faire attendre.