La Rouge...

Propos recueillis à la taverne d'Hoelbrak par Max Gallopin, historien à la cour de la reine Jenah, dans le cadre de son ouvrage " Les Norns, un peuple barbare ? ".
On m'appelle Sonja, c'est le nom qu'on m'a donné à la naissance. Sanguine ou la Rouge, c'est le nom que je me suis écris dans le sang de mes adversaires. Je n'ai pas connu ma mère, morte en couches, en quelque sorte ma première victime. Quand à mon père il est parti avec un groupe de chasseurs combattre Jormag dans le nord, ils ne sont jamais revenus, leurs cadavres gelés sont maintenant les serviteurs du dragon.
J'ai grandi seule dans les rues d'Hoelbrak. Enfin pas vraiment seule. Avec mes compagnons Thorn et Freya nous étions inséparables, toujours à nous battre dans la neige boueuse, à échapper au guet après nos mauvais coups ou à rêver de nos gloires futures. Nous nous sommes jurés qu'Eir Stegalkin sculpterait un jour nos statues, et qu'elles seraient plus grandes qu'aucunes, que les Charrs eux mêmes crieraient notre nom au combat et que les dragons connaitraient enfin la peur.
Thorn est un colosse, même au standard des Norns, sa force et sa bravoure sont déjà légendaires, son rire fait trembler les murs des tavernes locales. Il a choisi la voie du guerrier, et le totem de l'ours. Quand à Freya, c'est une énigme, même pour nous. Nul n'a jamais vu une émotion sur son beau visage. Elle peut carboniser une douzaine d'adversaires sans faire frémir un cil, et écluser autant de pintes sans esquisser un sourire. Moi qui collectionne les amants comme les trophées de chasse, je me suis toujours demandé comment elle... enfin, je n'ai jamais osé lui poser la question.
Quand à moi mon adresse à l'arc et mon affinité avec les bêtes sauvages m'ont naturellement amenée à être rôdeuse. Mon totem est le léopard. Mais il se fait tard, vieil homme, et l'heure est propice à la chasse. Je te raconterai la suite une autre fois.

Notes privées du professeur Gallopin. Me voici de retour dans cette taverne bruyante et enfumée. Les sons et les odeurs m'agressent effroyablement, et Sonja est en retard, évidement. Mais c'est elle qui a posé les conditions de ces entretiens, et je n'ai pu que m'y plier, dans l'intérêt supérieur de ma science. La voilà qui arrive enfin, suivie de son ours, dépose soigneusement son grand arc et s'installe à ma table. Tous deux me dévisagent, je frémis, il ont le même regard.
Tu dis vouloir comprendre les Norns, vieil homme, et je vais tenter de t'éclairer, quoique je doute fort que tu en sois capable. La différence entre un Charr et un Azura saute de suite aux yeux, les Norns et les humains se ressemblent, physiquement. Et pourtant nos mentalités sont encore plus éloignées. Vous nous jugez stupides et brutaux, et nous vous trouvons faibles et versatiles.
Un Norn ne désire qu'une chose, sa gloire personnelle qui rejaillira sur toute sa race. Que m'importent les richesses? Je ne peux manger ni boire plus que mon estomac contient, je n'ai besoin que d'un lit pour dormir et mes bras ne peuvent bander qu'un arc à la fois. Le reste n'est qu'encombrement. Aucun Norn ne désire s'asservir à ses possessions, et perdre ainsi sa liberté. Que m'importe aussi une longue vie? Dois je me réjouir d'atteindre un âge où mes genoux tremblants ne me porteront plus, où mon bras hésitant ratera sa cible et où ma peau fripée fera fuir mes amants? Mon immortalité sera dans les chants que les bardes chanteront sur moi pendant des siècles, et dans les générations futures qui tenteront d'égaler mes exploits!

Sonja s'est passablement emballée pendant son discours, elle saisit sa chope et la vide d'un trait, pendant que son ours me fixe d'un oeil mauvais. Peu rassuré, je rassemble mon courage pour émettre une objection.
Mais vous vivez dans une société sans loi, si ce n'est celle du plus fort.
La Norn repose bruyament sa chope et éclate de rire
Nous y voilà!Lles humains et leurs lois! Dis moi vieil homme, une seule de vos lois a-t-elle un jour empéché un crime d'être commis? Vous chatiez les coupables, fort bien! Vous amenez même vos enfants assister aux exécutions, magnifique! Mais pour les personnes qui assassinent ainsi un individu sans défense, quel est donc le chatiment?
Non, nous n'avons pas de lois. La gloire est notre loi. Quelle gloire y aurait il a maltraiter un enfant, à rosser un vieillard ou à violer une femme? Aucune. Donc ces crimes sont inconnus chez nous. Celui qui se livrerait à de tels actes ressentirait tant de honte qu'il se donnerait lui même la mort. Mais ce n'est jamais arrivé. Et pour le reste, si un voleur est assez habile pour commettre un larcin sans se faire prendre, c'est qu'il l'a mérité. S'il se fait prendre et rosser, ou bien même tuer c'est qu'il l'a mérité aussi. Nos lois sont simples.
Quant à vous, vous avez tant de lois que vous finirez tous coupables de quelque chose. Mais assez parlé, mes frères d'armes m'attendent, nous avons une victoire à célébrer. Prend soin de toi, vieil homme.

Me voici de retour à Hoelbrak. Je me demande si je ne perd pas mon temps. Mon but était de consacrer un chapitre à Sonja, l'héroïne qui a participé à la chute d'Orr et de Zaithan, tout en démontrant habilement que si les Norns sont un peuple habile au combat, ils sont intellectuellement limités et socialement sous développés. Mais la personnalité de Sonja me trouble, ses arguments aussi. Je me vois mal présenter à la cour un traité à la gloire de l'anarchie...La voilà qui arrive, escortée d'un gigantesque Norn à l'aspect terrifiant. Il doit mesurer près de neuf pieds, son cou de taureau porte une tête ravagée de cicatrices. Il est recouvert d'une lourde armure de plaques couleur rouille, et porte dans le dos un espadon démesuré. Tout deux me rejoignent à ma table.
Salut à toi vieil homme. Voici Thorn, dit le Brave, mon ami d'enfance dont je t'ai déjà parlé. Il pense pouvoir t'aider dans tes recherches sur les Norns.
Le géant s'assied sur la banquette de chêne face à moi, qui gémit sous l'outrage. Il m'adresse un bref signe de tête. Ses petits yeux pâles, profondement enfoncés sous d'épais sourcils roux, me transpercent désagréablement. J'ai soudain l'impression d'être nu. Je tente de reprendre contenance et d'engager la conversation.
Salut à vous, Thorn. Vous étiez aussi de l'expédition contre Zaithan. Nul doute que votre force n'ait été un atout déterminant.
Le Norn part d'un rire caverneux, penche son énorme tête couturée vers moi.
A tu déjà vu un dragon, penses tu que la force de mon bras suffise à le vaincre? Penses tu que c'est par la force que nous avons uni cinq nations qui ne se comprennent pas et trois ordres qui se méprisent, pour nous enfoncer au coeur d'Orr et dans la cité d'Arah? Non, la seule force qui nous a permis de le faire est celle de notre détermination, la volonté d'accomplir ce que d'autres n'osaient même envisager.
Décidement ces Norns sont contrariants. Plus j'essaie de m'attirer leurs bonnes grâces, plus je me fait rabrouer comme un enfant. Ils n'ont aucun sens de la courtoisie la plus élémentaire. Je décide de changer de sujet.
Ahem...assurément vous avez raison...Sonja dit que vous pourriez m'éclairer sur la véritable nature de votre peuple?
En effet, mais je ne suis pas doué pour les discours, je pense qu'un petit exemple...
Thorn rejette la tête en arrière, ses contours deviennent flous. Il se lève,sa silhouette se met à grandir encore, et j'ai soudain devant moi un ours monstrueux. La gueule découvre des canines acérées avant de pousser un effroyable rugissement. Je bascule en arrière et sombre dans le néant.

Un vent glacial balaie la banquise, tantôt gémissant, tantôt hurlant. Blottie dans mon renfoncement au pied du gigantesque mur de glace, je regarde tournoyer les flocons, défiler les formes fantasmagoriques en perpétuel mouvement. Je peux presque comprendre leur langage. Presque...
C'est ici que j'aime à me réfugier quand je me sens troublée, quand la tempête au fond de moi menace de me submerger. Le petit homme est parti, terrifié. Il ne chantera jamais mon histoire. Thorn n'a rien dit. Il m'a regardée et c'était bien pire. Au fond de ses yeux rieurs, les détestables vérités. Seuls nous sommes, seuls nous marchons et seuls nous mourrons un jour. La futile vanité de mon perpétuel désir de reconnaissance, la naïveté de mes tentatives de socialisation. Je me suis sentie soudain ridicule, presque pathétique. Moi, la sanguine, Sonja la dure...
Alors j'ai couru, follement, vers mes solitudes glacées, y cacher la honte de mes désirs de petite fille, de cet enfant que je n'arrive pas à tuer en moi. Seul Thorn comprend, il ne me juge pas, et pourtant parfois je suis si près de le haïr. J'ai couru vers ces endroits ou rien ne ment, rien ne triche, ou la survie donne enfin un sens à ma vie.
Je sens la chaleur de mon ours palpiter doucement contre mon flanc. J'enfonce ma main dans son pelage soyeux. La boule de rage bouillonne dans mes entrailles. Je vais reprendre ma route. Je vais semer la mort.